Comment faire une purée digne des meilleurs bistrots ?

La purée luxueusement riche et soyeuse servie dans les grands bistrots parisiens (et pas que…) est le résultat d’un mélange fastidieux réalisé à la main et d’une quantité de beurre souvent exorbitante. Mais est-ce bien nécessaire ?
Au début des années 1980, le chef parisien Joël Robuchon a fait de la purée de pommes de terre une expérience tout à fait sublime en recourant à deux caractéristiques de la cuisine française : une attention inlassable aux détails et une grande quantité de beurre.
Sa méthode : faire bouillir un kilo de pommes de terre entières non épluchées, puis les éplucher à chaud avant de les passer au moulin à légumes. Ensuite, incorporer 500 gr de beurre froid, une cuillère à soupe à la fois, en battant vigoureusement avec une cuillère en bois – un processus de 10 minutes qui use les bras pour le reste de la journée. Enfin, la purée est délayée avec du lait chaud et passée à plusieurs reprises dans un tamis. Les efforts minutieux de Robuchon ont permis de produire l’ultime purée de pommes de terre, d’une douceur éthérée et (sur)chargée de beurre.
Bien que j’adore la recette de Robuchon, sa teneur scandaleuse en matières grasses et la pénibilité du tamisage la rendent irréaliste pour un cuisinier amateur. Mais si je pouvais rationaliser le processus et réduire quelque peu la graisse, ce serait un plat que j’aimerais préparer pour les grandes occasions.
En France, la purée est préparée avec des pommes de terre de type Ratte du Touquet, des Fingerling à teneur en fécule moyenne. Personnellement, j’utilise des Yukon Gold, un substitut proche que je peux me fournir localement. Pour ma première tentative, j’ai réduit de moitié la quantité de beurre et j’ai ajouté du lait pour compenser ; j’ai utilisé un moulin à légumes, mais j’ai omis le tamis.
La purée obtenue était-elle aussi lisse que celle de Robuchon ? Certainement pas, mais mes dégustateurs l’ont tout de même qualifiée de “douce comme un oreiller”, si bien que j’ai heureusement abandonné toute idée d’essayer de bricoler un tamis. Cela dit, les pommes de terre n’avaient pas la richesse de la version de Robuchon. En rajoutant du beurre petit à petit, j’ai découvert qu’une vingtaine de cuillères à soupe de beurre élevaient ces pommes de terre au rang de Purée (notez le “P” majuscule) : une étape riche et soyeuse au-dessus de la purée de pommes de terre ordinaire.
Maintenant que j’avais fait l’expérience de battre du beurre froid dans des pommes de terre, j’étais impatiente de trouver un moyen de contourner le problème. Pourquoi ne pas faire fondre le beurre ? Malheureusement, avec une telle quantité, le beurre et les pommes de terre ne se sont pas complètement homogènes, si bien que la purée semblait mal mélangée et surtout très grasse.
Laissant temporairement ce problème de côté, je me suis intéressée à la douleur littérale que représente l’épluchage de pommes de terre chaudes. J’ai comparé une purée préparée avec des pommes de terre pelées et coupées en dés (rincées pour éliminer l’amidon en surface) à une purée préparée avec des pommes de terre entières et sans peau. Cette dernière nécessitait plus d’une tasse de lait pour obtenir la consistance soyeuse voulue. En revanche, les pommes de terre pelées et coupées en dés ont absorbé une telle quantité d’eau de cuisson qu’elles ne pouvaient contenir qu’une demi-tasse de lait. Résultat ? Une purée au goût moins prononcé. Cela m’a fait réfléchir : Puisque les pommes de terre sont si absorbantes, pourquoi ne pas les éplucher et les cuire dans un liquide que je voudrais qu’elles absorbent (le lait et le beurre) ? J’ai essayé, en réservant le lait de cuisson beurré et en l’incorporant aux pommes de terre broyées à l’aide d’un fouet. La purée était veloutée et avait un goût riche et beurré. De plus, elle n’était pas du tout séparée ou grasse. C’était une double victoire : plus besoin de battre du beurre froid ou d’éplucher des pommes de terre chaudes.
Pourquoi le fait de faire mijoter les pommes de terre directement dans le lait et le beurre a-t-il permis d’obtenir une purée plus cohérente que l’ajout de beurre fondu et de lait à des pommes de terre bouillies ? Tout se résume à la fécule de pomme de terre, qui joue un rôle essentiel dans l’émulsion des matières grasses avec les pommes de terre. Lorsque les pommes de terre épluchées sont bouillies dans l’eau, une grande partie de leur amidon est libérée et finit par être jetée à l’égout. S’il n’y a pas assez d’amidon collant dans le mélange, le beurre fondu a du mal à former une émulsion lisse avec les pommes de terre humides, ce qui donne une purée gluante et grasse. Lorsque les pommes de terre sont cuites directement dans le lait et le beurre, l’amidon libéré ne se perd pas et il est donc disponible pour aider le beurre à s’émulsionner avec l’eau contenue dans les pommes de terre (dans la recette de Robuchon, les pommes de terre entières et sans peau conservent leur amidon pendant la cuisson ; un battage vigoureux libère l’amidon et aide à stabiliser l’émulsion, tandis que la quantité généreuse de beurre empêche l’amidon libéré de rendre la purée gluante).
En fin de compte, ma recette simplifiée a donné une purée riche et soyeuse tout en m’évitant de m’épuiser le bras !